Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
La discussion : remède ou poison ?

« Cessez toute discussion » : c’est ainsi qu’est énoncé l’un des « huit satori du Grand Homme » énumérés par le Bouddha dans ce qui est considéré comme son testament.
On peut à première vue être surpris par une telle recommandation. Ne dit-on pas, dans une sentence bien connue, que « de la discussion jaillit la lumière » ?
Il est vrai que, dans certains cas, la discussion peut contribuer à dissiper des malentendus et ainsi éviter des conflits, voire des affrontements. En effet, les paroles tenues sont une chose, l’interprétation qui en est faite par l’interlocuteur en est une autre, et entre les deux la différence peut être parfois conséquente, comme en témoigne l’expression si souvent entendue : « ce n’est pas ce que je voulais dire ». Mieux ajuster nos propos à notre pensée au cours d’une discussion peut étouffer dans l’œuf des polémiques inutiles. Il arrive aussi que, par la vertu de la discussion, on s’aperçoive que le soi-disant différend avec notre interlocuteur ne reposait sur rien d’autre que sur le fait qu’on ne donnait pas l’un et l’autre la même définition à celui des mots qui était au cœur de ce différend.
Toutefois, à côté de ces cas où la discussion s’avère bénéfique, il arrive souvent qu’elle consiste en une confrontation d’opinions individuelles auxquelles chacun des deux interlocuteurs tient fermement et de laquelle il ne peut rien résulter de bénéfique, bien au contraire, chacun, en essayant de convaincre son adversaire, en venant à s’attacher plus que jamais à sa propre opinion et à s’y enfermer d’une façon encore plus radicale et bornée qu’auparavant. En pareils cas, le but n’est pas d’arriver à la connaissance de la vérité par la vertu de l’échange mais d’avoir raison malgré tout, ou tout au moins de s’en persuader soi-même à défaut d’en persuader son interlocuteur. L’orgueil s’immisce aussi bien souvent dans ce genre de discussion, où chacun des deux locuteurs veut « sauver la face », fût-ce en devenant de mauvaise foi ou en recourant sans vergogne au mensonge. Ce type de discussions ne fait rien d’autre que de gonfler l’orgueil des deux protagonistes et les conduire à « chérir leurs opinions » plus fortement encore qu’auparavant, deux travers dans lesquels nos maîtres sur la Voie nous enjoignent de ne pas tomber si l’on veut aller « au-delà du mental ».
S’ajoute à cela que, pour ce qui touche aux enseignements relatifs à la Voie spirituelle dispensés par le Bouddha et les Patriarches, ce n’est pas par la discussion qu’on peut les réaliser mais en recourant à la pratique qu’ils ont préconisée, en l’occurrence zazen et les disciplines qui l’accompagnent. Cela requiert d’avoir envers cette pratique une disposition favorable et une ouverture intérieure favorisant l’éveil de la foi. Sans elle, le doute reste présent, de façon ouverte ou souterraine, empêchant que l’accueil fait à la pratique soit total ou bien on discute de son bien-fondé avant même de l’avoir commencée et en refusant par avance d’être convaincu de sa pertinence. Dans les questions à maître Dôgen qui sont relatées dans le Bendowa, celles concernant l’enseignement selon lequel « zazen est la grande porte (shômon) conduisant à l’Eveil » est une bonne illustration de ce type d’attitude. Après que son interlocuteur eût multiplié les « pourquoi ? » pour finalement demander « en quoi rester vainement assis sans rien faire pourrait-il nous aider à obtenir l’Eveil ? », maître Dôgen répond : « insondable est le domaine des Eveillés et ni la pensée ni la spéculation ne sauraient l’atteindre. A plus forte raison, comment une personne sans foi, ou celle de peu de sagesse, arriverait-elle à le réaliser ? Seule une personne qui a la vraie foi (shôshin) et est dotée d’un grand dynamisme peut y avoir accès. Une personne sans foi, même si on lui dispense l’enseignement, a du mal à le recevoir ».
Fait écho à cette réponse celle qu’adressait maître Deshimaru à ceux qui, en mondo, multipliaient les « pourquoi ? » sur fond de discussion polémique : « as you like » (« comme vous voulez »), finissait-il par dire, renvoyant ainsi son interlocuteur à son attachement obstiné à ses propres opinions.
N’envisager les vérités du Dharma qu’en tant que matière à discussion et à débats d’idées, c’est se condamner à n’en jamais goûter la saveur et la profondeur. En procédant ainsi, on voue ces précieuses traces d’Eveil enchâssées dans les écrits des Bouddhas/Patriarches à n’être que le miroir de notre subjectivité.

Gérard Chinrei Pilet

(Novembre 2024)




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