Association Kan Jizai

"Etudier la Voie, c'est s'étudier soi-même
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même
S'oublier soi-même, c'est être en unité avec toutes les existences"
Maître Dôgen
 


 
Du dépouillement à l’Eveil

On peut définir le dépouillement comme le fait d’abandonner l’ego pour laisser place en soi à ce qui est au-delà de l’ego. Toute la subtilité du processus repose sur ce qu’il faut entendre par « laisser place en soi à ce qui est au-delà de l’ego ». En effet, il ne s’agit pas de vouloir s’unir à ce qui est au-delà de l’ego car cette volonté relève encore de l’ego par son caractère d’exaltation de la puissance de la volonté, voire d’une volonté de puissance. Il ne s’agit pas non plus de vouloir rejeter ce qui nous sépare de l’au-delà de l’ego car cette volonté, toute négative qu’elle soit, n’en est pas moins encore une expression de l’ego. C’est encore le chat qui se mord la queue ! Il s’agit bien plutôt de laisser tomber toute volonté, y compris celle de devenir bouddha, se contentant de laisser à leur mouvement naturel d’apparition et de disparition les phénomènes qui apparaissent à la conscience.
Ce point essentiel, qui touche au cœur même de la pratique de zazen, maître Dôgen l’analyse très finement dans le chapitre Yuibutsu yobutsu du Shôbôgenzô. Voici ce qu’il en dit : « aucun des quatre éléments ni aucun des cinq agrégats de ce moment ne doit être considéré comme vôtre et il n’y a pas lieu non plus de chercher à savoir à qui ils appartiennent… Et pourtant vous considérez comme vôtres ces choses qui ne vous appartiennent pas. Qu’à cela ne tienne. Lorsque vous clarifiez le fait que ces choses que vous repoussez n’ont pas à être colorées selon votre préférence, c’est alors que ne se cachent plus le visage et les yeux originels de l’homme qui simplement pratique la Voie au quotidien ». Autrement dit, c’est en l’absence de toute préférence et de toute préférence à l’envers (c’est-à-dire de préférence qui s’exprime dans le refus) que transparaissent « le visage et les yeux originels de l’homme ». Cette absence, c’est ce que maître Dôgen appelle la non-souillure (fu-zenna qui, dans son sens étymologique, signifie précisément la non-coloration). Il la définit ainsi : « la non-souillure ne consiste pas à s’efforcer de n’avoir ni rejet ni préférence ; elle ne consiste pas non plus à prendre quoique ce soit à l’encontre de sa préférence. C’est quand ni le rejet ni la préférence ne s’imposent nullement où qu’on soit qu’alors il y a la non-souillure ». En d’autres termes, il y a non-souillure lorsque l’absence de préférence et de rejet est devenue naturelle, tellement naturelle qu’aucun effort ne participe plus à sa mise en place. En déduire que dans le stade préliminaire à cette totale liberté à l’égard de la préférence et du rejet, l’effort produit fut purement stérile et n’a contribué en rien à l’avènement de cette liberté, serait faire erreur. C’est le même processus que celui rencontré à propos de s’abstenir de commettre de mauvaises actions : à force de s’appliquer à ne pas en commettre, vient un moment où, naturellement, les mauvaises actions ne se font plus. La Voie est un cheminement qui, comme tout cheminement, comporte des étapes et requiert patience, constance et détermination. Le stade de l’effort prépare celui de la « non-coloration », règne du non-effort et de l’absence de toute volonté, y compris celle qu’il n’y ait pas ceci ou cela car, avertit maître Dôgen quelques lignes plus loin, « ce que vous ne voudriez pas pour vous-mêmes sera toujours vôtre ». En effet, l’attachement se cache aussi dans le rejet, ce qu’on ne voudrait pas pour soi se définissant toujours en référence oppositionnelle à ce qu’on voudrait pour soi. Tel est cet état de total dépouillement où même l’idée de se dépouiller n’existe plus et par la grâce duquel « ne se cachent plus le visage et les yeux originels de l’homme ».
Le récit des circonstances de l’Eveil de Dôgen tel qu’il nous est parvenu par Keizan, qui lui-même le tenait de Tettsu Gikai, disciple direct de Dôgen, illustre très exactement cet état de total dépouillement et la réalisation du visage originel qui l’a accompagné. Le voici : « au cours de l’été 1225, un matin avant l’aube, tandis que Dôgen méditait dans le zendô avec les autres moines, l’abbé Ju-ching (Nyôjô) aperçut un moine qui s’était assoupi et le sermonna d’une voix furieuse : « la pratique de zazen, c’est laisser tomber le corps-esprit. A quoi penses-tu arriver en somnolant ? » Ces paroles firent sursauter Dôgen qui méditait paisiblement. D’abord effrayé, il fut soudain envahi d’une joie qu’il n’avait jamais connue. Il comprit qu’il avait enfin rencontré ce que depuis toujours il recherchait.
Aussitôt le zazen terminé, il alla trouver Ju-ching dans sa chambre, alluma de l’encens et se prosterna. Son maître lui dit :
Pourquoi fais-tu cela ?
-Je viens d’abandonner le corps-esprit.
-Tu les as réellement abandonnés.
Humblement, Dôgen protesta :
Je viens tout juste de le comprendre. Ne me donnez pas aussi facilement votre approbation.
-Je ne le fais pas.
Dôgen insista :
-A quoi reconnaissez-vous que j’en suis là ?
Ju-Ching répliqua simplement :
Le corps-esprit est tombé.
Alors, Dôgen se prosterna de nouveau en signe de respect et de gratitude. Selon la tradition de l’école Sôtô, Ju-ching se serait à son tour prosterné devant son disciple, disant : voilà ce que l’on appelle abandonner jusqu’à l’idée d’abandonner. »
On peut dire à propos de cet Eveil, comme à propos de ceux dont le récit nous est aussi parvenu, que : c’est venu comme ça ! En la fulgurance d’un instant, plus apparenté à l’éternel présent qu’au temps linéaire, l’identification au corps-esprit est tombée. Tombée totalement. On trouve un écho de cette expérience dans ce que Dôgen dit de l’Eveil dans ce même chapitre du Yui butsu yo butsu : « si l’Eveil advient en puisant sa force dans ce que l’on pensait d’avance, cet Eveil-là ne doit pas être un Eveil prometteur. Comme il ne puise pas sa force dans ce qui existait avant lui et qu’il advient en le surpassant de très haut, l’Eveil est chose soutenue seulement par la force de l’Eveil. »
L’Eveil est de la nature de l’Eveil car « seul bouddha connaît bouddha ». Il est, dans la fulgurance d’un instant hors du temps, l’irruption soudaine de « la chose réelle » dans une conscience jusqu’alors confinée dans l’espace du moi/je. Notons qu’à l’exclamation de Dôgen (« j’ai abandonné le corps-esprit »), Nyôjô répond : « le corps-esprit est tombé ». Sa réponse atteste qu’ultimement, aucune volonté, aucun pouvoir relevant de la sphère de l’humain ne fait tomber le corps-esprit. C’est « seulement par la force de l’Eveil » qu’il tombe.
Ainsi, si les efforts déployés par le pratiquant tout au long de son cheminement sur la Voie sont indispensables, il n’en reste pas moins que ce qui advient à l’instant de l’Eveil procède d’une réalité les transcendant.

Gérard Chinrei Pilet

(Mars 2025)




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