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Vue inversée des choses et pratique de la Voie
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Le terme d’illusion est familier aux pratiquants de la Voie. Le Bouddha, dans le Sûtra de la Grande Sagesse, en affine l’approche à travers l’expression japonaise tendo muso, que maître Deshimaru traduit ainsi : « tendo, dit-il, c’est le bouleversement, le renversement ; mu, c’est le rêve et so l’imagination, le leurre ». Tendo muso, c’est donc une chimère, une production imaginaire caractérisée par une vue inversée des choses. Tendo muso peut être illustré par l’image de la corde prise pour un serpent. La corde, c’est la réalité telle qu’elle est ; le serpent, c’est l’illusion que l’on projette sur la corde et qui nourrit la vision chimérique qu’on en a. Par exemple, s’imaginer séparé de la nature, de l’univers, des autres, de la société, c’est le serpent projeté sur la corde, c’est projeter une illusoire séparation sur la réalité telle qu’elle est, à savoir que rien n’est séparé de rien. Se croire séparé et se vivre comme tel, c’est par excellence le grand leurre de l’ego qui s’imagine campé au centre de l’univers et l’observant en toute neutralité, comme s’il était extérieur à lui. Ce tendo muso a été jusqu’à contaminer la recherche scientifique jusqu’à ce que la révolution opérée par la théorie de la relativité d’Einstein apporte un démenti à cette approche en montrant que le sujet observant ne peut pas ne pas modifier l’objet observé.
A ce tendo muso caractérisé par l’illusion de la séparation, la Prajna Paramita ajoute celui qui consiste à ne pas voir l’impermanence telle qu’elle est. Certes, nous avons conscience, à certains moments en tous cas, que le temps passe vite mais ce constat reste sporadique et superficiel, bien loin de ce qu’est réellement l’impermanence, à savoir, comme le dit le Bouddha, qu’« à chaque instant, nous naissons et nous mourons ». Par exemple qui, en sortant d’une pièce où il est rentré une heure auparavant, n’a pas la conviction profonde d’être le même que celui qui y est rentré ? Même le philosophe grec Héraclite, pourtant pleinement conscient qu’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » puisque celui-ci ne cesse de couler et donc d’être toujours autre qu’il n’était l’instant d’avant, n’a rien dit du « on » qui se baigne et qui, lui non plus, n’est pourtant jamais le même. C’est un leurre qui tient à la racine même de l’ego de se vivre à la fois comme séparé et comme détenteur, au tréfonds de lui, de quelque chose de fixe. Une autre manifestation de la vue inversée des choses caractérisant tendo muso est pointée par maître Dôgen dans le chapitre Yui butsu yo butsu du Shôbôgenzô. Elle consiste à croire que l’éveil est réalisable par la pensée. La réalité démentant cette chimère, de façon surprenante l’homme n’en déduit pas qu’il doit abandonner cette croyance, mais qu’« il est inapte à l’éveil ». En somme, sur la première chimère, il en bâtit une seconde, celle de se considérer inapte à l’éveil. La nature de cette double illusion n’est autre que l’égocentrisme qui conduit l’ego à considérer que l’éveil ne peut se réaliser sans lui, alors qu’il est au contraire ce qui fait obstacle à sa réalisation ! C’est l’exemple type d’une vue inversée des choses génératrice de multiples leurres, dont celui mentionné ci-dessus par maître Dôgen n’est pas le moindre. C’est de cet « égocentrement » qui fait considérer l’ego au centre de la démarche conduisant à l’éveil que maître Dôgen s’efforce de nous corriger quand il nous invite à « ne pas considérer que je pratique la Voie mais que la Voie me pratique ». « Je pratique la Voie », c’est encore l’ego qui se veut au centre de la pratique et qui, consciemment ou inconsciemment, entend bien en recueillir pour lui tel ou tel bénéfice. C’est le zazen ushotoku, qui au lieu de nous rapprocher de l’éveil, ne fait que nous en éloigner. « La Voie me pratique », c’est au contraire considérer que la Voie pratique la Voie et, ce faisant, éradique par son seul pouvoir les vues inversées propres à l’ego qui la dénaturent. C’est le zazen mushotoku, le zazen libre des vues inversées et de toute instrumentalisation, le zazen du « parfait nirvana » que célèbre en ces termes le Sûtra de la Grande Sagesse : « La sagesse parfaite élimine tout obstacle dans l’esprit du vrai bodhisattva. Il ne subsiste plus en lui ni peur ni crainte ; les leurres et les vues erronées (tendo muso) disparaissent naturellement et il atteint le parfait nirvana ». Gérard Chinrei Pilet (Juin et Juillet 2025) |
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