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La grande compassion
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Relatant le gyoji de Bodhidharma, maître Dôgen dit : « C’est en suivant l’exhortation de son maitre, le vénérable Prajnatara, que le premier patriarche chinois vint de l’ouest sur la terre de Chine. Durant les trois mois de son voyage en bateau…, il s’apprêtait à débarquer dans un pays inconnu ; c’est à quoi le commun des mortels qui ménage sa vie et son corps ne songe jamais. Il s’agit là uniquement du gyoji fondé sur la grande compassion désirant transmettre le Dharma pour sauver les êtres dans l’égarement ».
Cette grande compassion (daiji en japonais, maha karuna en sanskrit) dont parle maître Dôgen se trouve à la source de l’action du Bouddha et des patriarches. C’est elle qui les motive à transmettre le Dharma et leur insuffle le courage nécessaire pour surmonter les difficultés de toutes sortes auxquelles leur entreprise les expose. Cette compassion est qualifiée de grande parce que la souffrance dont elle aspire à aider les êtres à se libérer est la plus profonde et la plus radicale de toutes, à savoir celle d’être dans l’ignorance de sa véritable nature et de rester ainsi empêtré dans des illusions sans nombre, source à leur tour d’interminables chapelets de frustrations, de désarrois et d’amertumes en tous genres, et cela de naissance en naissance, constituant ce que le Bouddha qualifie de « monceau de souffrances » (dukkha). Conscients que seules la connaissance du Dharma, sa pratique et sa réalisation sont à même d’en libérer les êtres, c’est animés de « la grande compassion » que lui et ses successeurs en ont fait don à tous les êtres, et c’est à nous à présent, pratiquants de la Voie du Bouddha, de perpétuer ce don. Cette grande compassion est, comme aimait à le dire maître Deshimaru, inséparable de « la grande sagesse » (maka hannya en japonais, maha prajna en sanskrit) sans laquelle, faute d’une vision juste des phénomènes, nous récoltons d’innombrables souffrances en nous y attachant. Kanjizai bosatsu est l’archétype de cette indispensable union entre compassion et sagesse. En effet, c’est lui, le bodhisattva de la grande compassion qui, dans le Sutra du cœur, enseigne à Sariputra la vision juste des phénomènes telle qu’elle est donnée par la grande sagesse. Un sûtra du canon bouddhique énumère trois manières de prendre les vœux de bodhisattva : la première est d’œuvrer avec le courage d’un roi, c’est-à-dire de s’éveiller d’abord soi-même afin d’être à même de guider les êtres sur le chemin de la libération de dukkha ; la seconde d’œuvrer avec le courage d’un passeur, qui atteint l’éveil en même temps que les passagers qu’il conduit sur « l’autre rive » ; la troisième d’œuvrer avec le courage d’un berger qui attend que la dernière de ses brebis soit passée pour y passer lui-même. Ce dernier cas est celui que le Lankâvâtâra sûtra appelle les icchantika bodhisattva qui font le vœu de renoncer au nirvâna tant que tous les êtres ne l’auront pas réalisé. Bien que libérés du conditionnement samsarique, ils reviennent par pure compassion auprès des êtres en souffrance afin de les aider à s’en libérer. Le bodhisattva de la grande compassion conjugue ces trois dimensions : il n’oublie jamais que la profondeur de son aide à autrui dépend de la profondeur de sa propre réalisation spirituelle ; c’est l’image du roi. Il accompagne son disciple dans son cheminement, à l’instar du passeur qui voyage avec son passager. Une fois celui-ci parvenu au seuil de l’autre rive, il le laisse poser seul le pied sur celle-ci et fait lui-même demi-tour afin d’en assister d’autres dans leur traversée. C’est l’image du berger. Tel est l’idéal sublime de l’icchantika bodhisattva proposé à notre pratique. Avec tous mes vœux de bonne année et de pratique épanouie. Gérard Chinrei Pilet (Janvier 2024) |
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